Du professeur économiste québécois Gilles Dostaler, extrait d’un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 32, 1999, pp. 119 à 141. Montréal: Département de sociologie.
L’État et son encadrement
La liberté est au point de départ de la réflexion politique de Hayek. Elle est définie comme l’absence de coercition. Cette liberté, ainsi définie, ne doit pas être confondue avec la liberté politique, la liberté intérieure, ou encore la liberté comme pouvoir de faire ce qu’on veut, comme toute-puissance. Cette dernière conception de la liberté, qu’il associe à Jean-Jacques Rousseau, Hayek la nomme liberté rationaliste et il l’oppose à sa conception de la liberté spontanée. À la liberté est étroitement lié, dans son esprit, l’individualisme, qu’il associe à la responsabilité.
La coercition est une menace continuelle, et il semble impossible de l’abolir complètement. De là vient la nécessité de l’État, qui est une institution centrale du système hayékien. L’État doit détenir le monopole de la coercition. Le simple fait qu’il puisse y recourir doit suffire pour dissuader ceux qui seraient tentés d’user de coercition. Le monopole de la coercition est toutefois le seul que l’État puisse exercer, même s’il lui est permis d’agir dans beaucoup d’autres domaines.
Mais l’État a tendance à outrepasser son territoire, à exercer son monopole en d’autres lieux. Il importe donc qu’il soit lui-même contrôlé, contraint et limité. Il doit l’être par la règle de droit. Bien plus que l’extension des libertés politiques, la limitation du pouvoir de l’État par la règle de droit est, pour Hayek, la thèse centrale du libéralisme. Cette règle, celle du gouvernement par les lois plutôt que par les hommes, a été inventée et énoncée par les Grecs. La montée de l’État absolutiste au Moyen Âge a marqué la mise en veilleuse de la règle de droit, dont la renaissance est liée à la «glorieuse révolution» du XVIIe siècle en Angleterre. De l’Angleterre, le flambeau du libéralisme est passé aux États-Unis. Mais c’est en France que la perversion de la règle de droit a atteint son point culminant. Terre d’élection du scientisme, la France est un pays qui, au dire de Hayek, n’a jamais vraiment connu la liberté. Les idéaux de la Révolution française et de la lutte contre l’absolutisme étaient axés sur la règle de droit. Mais ces idéaux furent vite oubliés, au profit du « gouvernement par les hommes », d’une nouvelle forme d’absolutisme, d’un « totalitarisme démocratique ». Car, pour Hayek, la démocratie n’est pas un bien en soi, contrairement au libéralisme. Elle est une forme de gouvernement, la moins mauvaise. Mais elle peut, aussi bien que l’absolutisme, violer la règle de droit. La majorité peut exercer une coercition sur la minorité. La démocratie doit donc être soumise à la règle de droit. Seul un cadre juridique dominé par la règle de droit peut garantir la liberté, l’absence de coercition, le fonctionnement naturel de l’ordre spontané. Le droit, tel que le conçoit Hayek, est d’ailleurs lui-même un ordre spontané, fruit d’une longue évolution. Les lois ne sont pas élaborées rationnellement par les individus.
Il est évidemment trop simple de résumer le programme hayékien par l’expression de non-interventionnisme. Hayek est un critique radical, cohérent et érudit, de plusieurs des courants dominants dans la pensée politique, sociale et économique de notre siècle, aussi bien que des politiques qui ont eu cours pendant plusieurs décennies dans la plupart des puissances les plus importantes. Mais il ne propose pas pour autant le démantèlement de l’État, auquel il accorde au contraire un rôle important. Seul l’État est en mesure de garantir le cadre juridique nécessaire pour permettre le libre jeu des forces du marché. Cela dit, son pouvoir discrétionnaire doit être étroitement contrôlé, par une règle du droit à l’examen à laquelle Hayek consacre une partie importante de son Droit, législation et liberté. Il y propose un programme très précis et détaillé d’organisation d’institutions permettant d’assurer J’encadrement du pouvoir gouvernemental. Ces mesures peuvent paraître utopiques ou ridicules aux yeux de certains, il n’en reste pas moins qu’elles correspondent à une tendance qu’on observe depuis un certain temps dans plusieurs pays, celle qui consiste à dessaisir les assemblées législatives élues d’une partie de leurs pouvoirs et à enchâsser ces pouvoirs dans des constitutions et lois faisant appel à certaines valeurs universelles. Il s’agit bien du programme de remplacement du « gouvernement par les hommes » que critique Hayek. Les hommes sont remplacés par des règles qui n’en sont pas moins édictées par des hommes. C’est là, certainement, l’une des contradictions de la pensée de Hayek, qui n’a d’ailleurs pas craint de dire qu’un régime autoritaire pouvait, dans certains cas, être plus favorable à la liberté qu’un régime démocratique.
État et économie
Le thème « les règles contre l’arbitraire » se retrouve en économie, où cet énoncé a été opposé dès 1936 aux positions de Keynes par l’économiste de Chicago Henry Simons, puis par son élève Friedman. Mais c’est Hayek qui va lui donner l’articulation la plus cohérente, et sans doute la plus influente. Dès 1960, Hayek consacre le dernier tiers de sa Constitution de la liberté à une étude de ce qu’il appelle « la liberté dans l’État-providence », sous la forme d’un réquisitoire auquel ont manifestement emprunté plusieurs des porte-parole du néolibéralisme. On y trouve d’abord une attaque en règle contre une institution à laquelle l’État, avec la complicité des intellectuels keynésiens et sociaux-démocrates, aurait cédé une partie de son monopole de coercition: les syndicats. Hayek ne propose pas pour autant leur suppression, mais la suppression d’un monopole de représentation qui est une violation flagrante de la règle de droit. Le système de sécurité sociale, de son côté, a outrepassé sa fonction légitime de protection des faibles et des démunis pour devenir un moyen détourné de redistribution des revenus. Il en est de même de l’impôt sur le revenu, dont le caractère constitue une autre violation de la règle de droit. Cette réflexion est poursuivie dans Droit, législation et liberté, ouvrage dans lequel Hayek s’attaque à ce qu’il appelle le « mirage de la justice sociale », dont les objectifs relèvent d’une société tribale fondée sur la proximité plutôt que d’une société ouverte fondée sur des règles abstraites.
Hayek ne propose pas pour autant de laisser les gens mourir de faim dans la rue. Il reconnaît à l’État un rôle et une responsabilité à l’égard des plus démunis, des victimes du sort qui n’ont pas le moyen d’être secourus autrement: malades et handicapés, personnes âgées, veuves et orphelins. Il propose l’instauration d’un niveau minimum de revenu au-dessous duquel personne ne devrait tomber. Mais il considère qu’on a confondu cette protection légitime que doit garantir la société avec un système de répartition des revenus visant à garantir aux différents groupes le niveau de revenu auquel ils sont parvenus. Ce dernier objectif, porté par le pouvoir syndical coercitif et encouragé par les thèses keynésiennes de «juste répartition», est totalement illégitime.
Hayek reconnaît aussi que l’État a un rôle à jouer pour assurer divers autres services : « Loin de plaider pour un tel « État minimal », il nous apparaît hors de doute que dans une société évoluée le gouvernement doive se servir de son pouvoir fiscal pour assurer un certain nombre de services qui, pour diverses raisons, ne peuvent être fournis, du moins adéquatement, par le marché. » (Hayek [1979] 1983, p. 49.) Il en est ainsi pour des services qui profitent à tous et qu’on ne peut fournir sans que tous contribuent à leurs coûts.
Les principales catégories de biens publics qui ne peuvent qu’être offerts à tous indistinctement sont pour Hayek les suivants: la protection contre la violence, les épidémies et catastrophes naturelles, telles qu’inondations, tremblements de terre, incendies ; la plupart des routes, à l’exception de celles sur lesquelles on peut demander un péage ; un certain nombre de services urbains; la définition des poids et mesures; la fourniture d’informations telles que les cadastres, cartes, statistiques diverses, certificats de qualité pour certaines marchandises. Les problèmes de pollution sont pris en compte par Hayek qui accepte le concept d’externalité.
Toutefois, l’autorité de l’État dans ce domaine ne doit pas être aussi importante que son autorité comme organisme ayant le monopole de la coercition. En particulier, si certains services ne peuvent être financés que par l’impôt, il ne s’ensuit pas qu’ils doivent être gérés par le gouvernement. Hayek considère que la proposition de Friedman concernant les bons de scolarité pourrait être étendue à d’autres domaines. Comme le marché demeure en dernier ressort le meilleur moyen pour la production et l’allocation des ressources, il convient de réduire au minimum les activités qui ont pour effet de contrarier cet ordre spontané. Dans la gestion de ces activités, le gouvernement devrait lui-même être soumis aux règles de la concurrence.
Ainsi n’y a-t-il, dans l’esprit de Hayek, aucun secteur d’activité qui soit de droit réservé aux pouvoirs publics. Il est donc erroné de concevoir une distinction rigide entre secteur public et secteur privé, et des activités peuvent passer de l’un à l’autre selon les circonstances. Évidemment, la situation la plus souhaitable est celle dans laquelle le passage du public au privé prédomine. Pourvu, évidemment, que les conditions soient réunies pour que le marché libre puisse bien remplir son rôle.
On pourrait concevoir, entre le privé et le public, un secteur intermédiaire indépendant. On peut constater ici une convergence avec les idées de Keynes sur ce que ce dernier appelle les corporations semi-autonomes. Mais, alors que Hayek les voit comme un moindre mal, Keynes les considère comme la voie de l’avenir. Hayek ajoute que plusieurs besoins collectifs auxquels pourvoient aujourd’hui les gouvernements ont été d’abord pris en charge par des individus ou des groupes animés d’un sens public. Tel est le cas des écoles, hôpitaux, musées, théâtres et parcs. Ils ne sont pas plus les créations de l’État que du marché. Les Églises, en particulier, ont joué ici un rôle majeur. Hayek donne comme exemple d’un type d’organisme très efficace, ni public ni privé, les Alcooliques Anonymes. Un secteur indépendant est un moyen de lutter contre le monopole gouvernemental et l’inefficacité et le gaspillage qui le caractérisent. La décentralisation du pouvoir du gouvernement central vers les niveaux régionaux et locaux est une autre manière de pallier certains inconvénients du monopole central.
Le problème majeur du monde contemporain est évidemment la tendance du secteur public à s’étendre sans cesse, et surtout sans contrôle. Les structures politiques modernes, avec la confusion entre droit et législation, et l’absence de contrôle sur le monopole gouvernemental amènent l’État à élargir constamment l’assiette fiscale en qualifiant arbitrairement de services publics un nombre de plus en plus considérable de biens. Il n’existe en fait qu’un seul service qui soit, depuis l’origine, sans ambiguïté, public et qui nécessite l’attribution de grands pouvoirs discrétionnaires au gouvernement, c’est la protection contre l’ennemi extérieur. Et justement, les périodes de guerre et de préparation à la guerre permettent aux gouvernements de centraliser leurs pouvoirs et d’augmenter la ponction fiscale. C’est ainsi à la faveur de la Seconde Guerre qu’a triomphé la révolution keynésienne.
C’est abusivement que des domaines comme celui de l’émission monétaire ou des services postaux sont tombés sous la coupe gouvernementale, au même titre que la protection gouvernementale. Hayek, et en cela il s’oppose à Friedman, préconise la dénationalisation de la monnaie dont le monopole donne à l’État le pouvoir de générer l’inflation et de dépouiller sans contrainte les citoyens. Dans le cas des postes, dont la prise en charge tient historiquement à la volonté gouvernementale de surveiller la correspondance des sujets, le monopole donne aux syndicats un pouvoir coercitif et leur permet de prendre le public en otage pour améliorer les avantages corporatifs de leurs membres. On constate un phénomène analogue dans ce que Hayek appelle les autres « syndicalo-services publics » : transports, communications, fourniture d’énergie. Il s’agit là de domaines qui ne sont d’aucune manière naturellement publics et qui, dans la plupart des cas, seraient mieux gérés par l’entreprise privée. Les monopoles empêchent la concurrence et engendrent une fixation politique des tarifs qui favorise, selon Hayek, l’étalement tentaculaire des villes. Le monopole étatique sur la radiotélévision est évidemment une autre situation tout à fait inacceptable, même s’il est souhaitable que certains types d’informations soient rendus gratuitement accessibles.
Conclusion
C’est sur une construction théorique complexe que Hayek assoit sa condamnation du socialisme et de toute forme d’interventionnisme. Son libéralisme est différent de celui d’autres courants libéraux contemporains, tels ceux qu’on peut associer à Friedman et au monétarisme, ou encore à Lucas et à la nouvelle économie classique. Au premier, Hayek reproche sa croyance dans les agrégats macroéconomiques et il oppose au programme friedmanien de règle monétaire celui de dénationalisation de la monnaie, ordre spontané par excellence. Au second, il reproche sa croyance dans l’équilibre général. Plus encore, Hayek s’oppose à d’autres tenants de l’école autrichienne, y compris, et de plus en plus ouvertement après le décès de celui-ci, à son premier maître, Mises, à qui il reproche son apriorisme radical, dont les fondements seraient rationalistes.
Hayek conclut La constitution de la liberté par un texte intitulé « Pourquoi je ne suis pas un conservateur ? » Conservatisme, socialisme et libéralisme sont pour lui les trois pôles de la pensée politique moderne. À son avis, les deux premiers sont beaucoup plus proches qu’on ne le pense, et son libéralisme est aussi éloigné de l’un que de l’autre.
Comme les socialistes, les conservateurs croient à l’autorité et ne comprennent pas l’ordre spontané, le jeu des forces économiques. Ils acceptent la coercition si le but est considéré comme bon; ils sont prêts à utiliser beaucoup de moyens pour imposer leurs fins, comme les socialistes. Ils sont, comme les socialistes, nationalistes. Ils craignent le changement, alors que les libéraux sont pour le progrès, sachant qu’on ne peut prédire l’endroit où il nous mènera. L’ennui, c’est que même le mot «libéral» a été perverti, en particulier aux États-Unis où il est employé pour caractériser en fait les sociaux-démocrates.
Hayek n’aime pas le mot « libertarien » et ses connotations anarchistes. L’anarchisme est pour lui une variante du totalitarisme. Et contrairement aux anarcho-capitalistes, il attribue une place importante à l’État dans son système. Quoique limité par la règle de droit, l’État n’en a pas moins le monopole de la coercition. Il encadre l’ordre spontané, le marché qui nécessite un cadre juridique. La police, l’armée et la justice privées préconisées par David Friedman et les anarcho-capitalistes sont donc inconcevables pour Hayek. Il admet aussi que l’État intervienne dans tous les autres domaines, dont celui de l’économie, à condition qu’il n’exerce nulle part un monopole, y compris dans un domaine comme celui de l’émission de la monnaie.
À la recherche d’une étiquette pour se caractériser lui-même, Hayek la trouve finalement dans le vieil héritage libéral qui est né avec la glorieuse révolution anglaise : « Plus j’en apprends concernant l’histoire des idées, plus je pense que je suis simplement et essentiellement un « Old Whig » impénitent. » (Hayek [1960] 1994, p. 404.)
Quelle influence ce vieux Whig a-t-il exercée sur les architectes de la vague actuelle de déréglementation? Il n’est pas facile de répondre à cette question. Cette influence est à la fois énorme et diffuse. Énorme parce que Hayek, en dépit de ses idiosyncrasies et de son hétérodoxie au sein du libéralisme contemporain, est en même temps l’un des théoriciens de ce dernier les plus cohérents et les plus érudits. C’est aussi, on l’a vu au début, un organisateur infatigable qui a regroupé les penseurs du libéralisme dès la fin de la guerre. À ce double titre, il a exercé une très forte influence sur plusieurs penseurs et, à travers eux, sur plusieurs décideurs. L’attribution du prix Nobel, en 1974, a évidemment conforté cette influence.
En même temps, l’œuvre de Hayek est immense, complexe et la plupart du temps d’un accès difficile. On peut penser sans risque de se tromper qu’elle n’a pas été beaucoup lue et étudiée, y compris par ses disciples. En cela, Hayek partage le sort de deux de ses adversaires, Keynes et Marx. Les fondements philosophiques de son libéralisme sont très peu connus. On ne retient que certaines formules chocs résumant son opposition au keynésianisme et à l’État interventionniste, formules qui, la plupart du temps, ne sont pas de lui, mais de disciples.
Le programme de transformation de Hayek est aussi relativement peu connu et souvent mal compris. Nous avons vu que sa remise en question de l’État n’était pas aussi radicale qu’on le pense. Mais en même temps, sa critique de l’interventionnisme est radicale. Il est donc indéniable que son argumentation a servi d’appui à des décisions, prises un peu partout dans le monde, de démanteler un système mis en place depuis la révolution keynésienne.